Dans la ville de Daegu, en Corée du Sud, la délimitation entre la forêt et la mégalopole est saisissante. L’emprise urbaine pourtant dense et totale s’étale sur le plateau puis s’arrête nette aux pieds des hauteurs boisées comme par miracle, par respect ou par crainte du massif. Niché dans la boucle d’un coteau derrière la ville, c’est en voiture que l’on dépasse les contours de la cité pour entrer immédiatement dans la campagne rejoindre l’atelier de KWON Ki-Chul (1963) : un cube de métal noir aux lignes sobres et épurées.
Deux enceintes orientées tels des projecteurs vers l’arène bariolée de couleurs au sol diffusent un air classique. Si l’échauffement musical stimule « la vitalité de l’esprit », dit-il, il devient plus physique dans l’espace en rez-de-jardin où il pratique la calligraphie ; « une routine depuis l’enfance », reconnait l’artiste. La sobriété de la pièce vitrée contraste avec le confort de l’atelier à l’étage. Dans un coin, les murs accusent les excès de sa pratique quand il exécute ses grands papiers. Tel le boxer sur le ring, le geste éclabousse loin. Vidées, les bouteilles d’encre orientale s’entassent dans les coins et débordent dans la pièce.
Ki-Chul scénographie la dimension quasiment sédimentaire de sa démarche, comme s’il rappelait que l’encre et le papier sont roche et bois : des matériaux organiques et solides. Il évoque la croûte terrestre par l’empilement en un bloc de centaines de feuilles de journaux calligraphiées. Souvent, l’accrochage de ses expositions dépasse la bidimentionnalité de sa peinture. Suspendues, alignées dos à dos, coiffées l’une au-dessus de l’autre, fixées sur leur tranche, ou bien inclinées mais aussi perpendiculaires au mur, les toiles démultiplient de manière visuelle la liberté de son geste à se détacher dans l’espace. Génuflexion, contorsion, frustration et jeu s’observent pour entrer entre les lignes, les obliques et les strates de ces dispositifs.
Il puise graphiquement dans l’alphabet coréen pour développer la graphie et l’énergie des traits qui électrifient l’encre comme la limaille s’accroche au fer coupé. En tant qu’Occidentale, j’admets qu’une page d’écriture Hangeul m’évoque une partition poétique de lune, d’astre et de chapeau rassemblés en mini carrés. Avec son pinceau, il m’explique modifier les lettres des mots lui évoquant son entourage comme s’il dessinait le portrait « ressemblant » de ses proches. « Tu es dans mes dessins, comme mes amis, ainsi que les lieux que je traverse », me confie-t-il. Il passe l’été 2019 dans l’atelier parisien du sculpteur Coskun. Dans sa série de dessins réalisée en France, on suit la répétition des boucles qui décrivent la foulée des gens pressés dans les rues et les couloirs du métro. Des tourbillons d’encre traversent la géographie de la feuille. Quelques points de suspension expriment le bouillonnement et les zigzags architecturaux de la ville lumière.
La réalité dessinée par Ki-Chul se rapproche davantage du « panorama dans notre tête », selon la formule du poète et peintre Henri Michaux (1899-1984). L’écrivain cherche à écrire « au-delà des mots », explorant l’action par néologismes, ce qui l’amène à peindre avec une simplicité et une efficacité qui rappelle celle de Ki-Chul, qui cherche aussi, « à laisser l’espace vide et maximiser la marge ». Néanmoins, les deux artistes observent des méthodes diamétralement opposées. En effet, si l’auteur français développe sa pratique sous l’emprise expérimentale de psychotropes – mescaline, haschisch, LSD -, Ki-Chul obtient cette coïncidence directement de la pensée orientale. Il me l’explique ainsi : « Je commence par me représenter la peinture en terme de matériaux, c’est-à-dire, de papier, d’encre et de temps. Puis, je saisis les éléments qui les lient entre eux. De l’osmose de leurs combinaisons je développe mon geste. Rapidité d’un côté, matériau de l’autre. Au final, nous respirons en cœur. »
Sa pratique diffère du lâché prise des expressionnistes abstraits américains ; sa technique est trop ferme pour être associée à la diversité de l’Abstraction lyrique. Le Spatialisme italien (capture du mouvement dans l’espace-temps) serait peut-être la tendance informelle la plus proche pour évoquer la pensée de l’artiste. Néanmoins, la filiation reste imparfaite, parce qu’encore une fois, le procédé est ailleurs. L’équilibre se trouve dans la capacité à se balancer entre la ville et la campagne, le béton et la nature, l’ordre urbain et le règne végétale…
Dans le catalogue « Wind Sound » (2010) figurent les Haïku composés par Ki-Chul lors de son long séjour sur l’île de Jeju au sud de la péninsule. Des images poétiques écrites dans une forme brève. « Le silence est inné dans le vent », ou bien, « Un arbre sur le chemin nourrit un son qui dure depuis mille ans ». Cette phrase aussi, « Partir, c’est vider et remplir mon esprit ». Et cette dernière pour le plaisir, « L’encre est perdue sans les couleurs ».
En effet, s’il ne devait rester de la nature qu’un signe qui échappe aux destructions causées par l’Homme, ce serait le vent. Ki-Chul l’évoque par la ligne et le point, l’intention et le geste, l’énergie et l’esprit. L’injonction des compositions prend en compte l’espace pour opérer un dialogue « sans former une phrase », précise-t-il, mais au contraire, un rythme, une musique dont le son est porté hors des toiles (des étoiles). On comprend alors que le souffle invisible des dispositifs scéniques rend hommage à l’osmose des éléments.
Sa palette est vive et lumineuse quand il emploie l’acrylique qui sèche rapidement. La mémoire des couches recouvertes affleurent à la surface à la manière du palimpseste. De leur vitalité colorée émerge une impression complète, similaire à l’image générée par le Haïku. Il me semble y retrouver la mise en abîme de l’expérience, de la poésie et de la pondération réunies.
KWON Ki-Chul tire les longs bois parfaitement lisses pour fermer le perron de son atelier. Les deux rondins se posent en travers du passage pour signaler la fin de la visite. Semblable à ceux des habitats sur l’île de Jeju, le peintre entretient avec cette barrière – plus symbolique que dissuasive – le souvenir de la sobriété de l’archipel en harmonie avec sa nature préservée. La simplicité de ces deux rondins de pin blanc parallèles conjurent à merveille la rectitude noire de l’atelier, en rendant hommage à l’environnement… La mission du peintre semble accomplie.
Laurence d’Ist
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Paris-Daegu, 2022-2025